Divergences et Dialogues

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Divergences et Dialogues

Esclavage : sang, dommages et intérêts

Récit Quelle réparation demander ?

Qui indemniser ? Des associations relancent le débat lors d’un colloque organisé à Paris, mercredi, avec «Libération».

Par MICHEL HENRY
L’esclavage ? Un «crime parfait»,résume Louis-Georges Tin, président du Cran (Conseil représentatif des associations noires) : «Apparemment sans victime, sans coupable, sans dommage apparent.» Peut-on aujourd’hui en demander réparation ? Paradoxalement, seuls des esclavagistes, après l’abolition, en ont obtenu, par exemple en Martinique, au motif qu’on leur avait enlevé leur force de travail. Haïti aussi a payé à la France une somme considérable pour prix de sa liberté. Grinçante ironie : «Les victimes ont réparé le mal que leur faisaient leurs bourreaux», note Tin.
Et elles attendent leur réparation depuis un siècle et demi. Ce n’est pas faute de demander, mais l’histoire l’a montrée : quand un Etat paye, c’est qu’il est du côté des vaincus, comme l’Allemagne après les deux guerres.«Les réparations, c’est une question de rapport de force. Les esclavagistes ont été payés car ils étaient en position de force», résume Ali Moussa Iyé, coordonnateur du projet La route de l’esclave (Unesco).
En 2001, quand la France a adopté la loi Taubira reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, un article prévoyait de réfléchir à la réparation. La commission des lois l’a écarté. Le Cran essaye de relancer l’affaire. Il organisait mercredi, avec Libération, un débat à la Grande Halle de la Villette à Paris, autour du thème «A qui a profité la traite négrière ?»
«Bien meuble». Difficile de répondre. «On sait à qui elle n’a pas profité», résume Tin, qui prévient : le Cran n’a «aucune légitimité» à proposer une solution. Juste ouvrir le débat : «On est en phase d’inventaire et d’exploration.» Après, il ira, avec d’autres, sonner à Matignon (lire ci-contre). Pour expliquer qu’une réparation peut prendre plusieurs formes : éducative, mémorielle ou historique, via la création d’un musée ou de monuments, et la multiplication d’études sur un crime pas assez documenté. Elle peut aussi être matérielle : paiement de dommages, ouverture d’un fonds par l’Etat, annulation de la dette de certains pays, soutien au développement, contributions d’entreprises ayant fait fortune pendant la traite…
 
 
Mais d’abord, que réparer ? Un «fait matériel, économique»,répond le juriste sénégalais Doudou Diène : «On a saigné un continent, pris les hommes, femmes, enfants les plus vigoureux.» Ce préjudice peut être calculé. Mais bonjour les expertises… Ce sera plus dur encore avec la dimension raciale. «L’esclavage est fini, mais son idéologie perdure via le racisme», résume Diène. La construction du racisme et sa «prégnance» dans les mentalités ont été «légitimées à l’époque des Lumières par les intellectuels». Et justifiées par les «Codes noirs» définissant l’esclave comme un «bien meuble». Comment réparer cela ?
L’affaire se complique avec la responsabilité des Africains. Si la traite a frappé le continent noir, c’est aussi qu’«il y avait une pratique de l’esclavage avec ses royautés et féodalités» depuis des siècles, rappelle Diène. Ce passé - parfois encore présent - est souvent occulté.
Seul en Afrique, le Sénégal a reconnu l’esclavage comme crime contre l’humanité, en 2010. «Comment, dans ce cas, voulez-vous être crédible ?» interroge Iyé. «En Afrique, les déportés, on les a oubliés. L’Afrique doit s’emparer de cette histoire, mais pas dans une posture revancharde», note Claudy Siar, délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer.
Mais qui indemniser ? Les Etats africains privés de leurs forces vives, ou la «diaspora» qui, de par le monde, subit toujours les contrecoups, en étant marginalisée et discriminée depuis des générations ? Rapporteur à l’Union africaine (UA) de la commission pour le droit international, Blaise Tchikaya décrit deux voies possibles : «Négocier avec chaque Etat impliqué, comme la Libye l’a fait avec l’Italie», qui paye 200 millions de dollars par an (160 millions d’euros) pendant vingt-cinq ans, pour s’excuser de la colonisation. Ou réclamer aux Nations unies la création d’une juridiction, «cour de justice ou organe de conciliation», car le système «ne permet pas de recours». Mais il faut un «consensus infaillible» des 54 Etats membres de l’UA pour déposer cette demande. Pas gagné.
«Souffrances». Si l’on donne de l’argent aux Etats africains, qu’en feront-ils ? Certains s’en inquiètent déjà. Et obtenir des compensations financières, c’est «accepter l’éthique de l’esclavagiste, pour qui tout est monétisable, et l’être humain, une marchandise», souligne Diène. Certains Etats africains y sont opposés, selon une formule célèbre : «Un chèque ne peut compenser le sang versé.» Iyé résume : «Les souffrances sont trop importantes et intimes pour être monnayées.»
Quant aux Etats esclavagistes, ils gardent la même posture : il faut juger selon la loi de l’époque, et l’esclavage n’était pas illégal. Pas si simple, rétorque le Mouvement international pour les réparations (MIR), qui a assigné l’Etat français devant le tribunal de Fort-de-France en 2005 : les pratiques inhumaines étaient bien illégales. Au final, il y a aussi besoin d’un changement de mentalités. «La classe dirigeante, politique et médiatique, n’a pas intégré cette histoire qui, pour elle, reste une histoire de Noirs, déplore Claudy Siar. Or, sans esclavage, la révolution industrielle n’aurait pas eu lieu. C’est une mémoire partagée, notre histoire à tous.»
 
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